Hommage au poète Julos Beaucarne

Julos Beaucarne est décédé le 18 septembre 2021. A titre personnel mais aussi au nom de PEN Belgique dont il me disait combien il était solidaire, je souhaite ici lui rendre hommage. Dans un récent opuscule, (Collection « L’Article » paru aux Editions Lamiroy en juillet 2021), j’ai souhaité mettre en évidence ce que la notoriété de Julos comme chanteur a escamoté: sa poésie. Dédié à Jacques De Decker (qui souhaitait faire entrer Julos à l’Académie!), ce livre trop court explore ce constat: les chansons de Julos sont avant tout de la poésie et appartiennent de plain pied à la littérature dans ce qu’elle a de plus essentiel.

Voici quelques extraits de ce petit livre. J’avais été en compagnie de son fils Boris, lui donner un exemplaire à Tourinnes en juillet dernier. Une dernière fois il m’aura ainsi été donné de le revoir chez lui et d’évoquer les noms qui nous reliaient: le village d’origine Ecaussinnes, le poète fondateur Max Elskamp, l’ami peintre Henri Lejeune, le cinéma Le Royal et Suzanne, les « lessives poétiques » le long de la Senne…

Extraits de « L’Article »:

« Ce livre est écrit d’une plume plongée dans l’encrier du cœur, celui d’un Ecaussinnois dont la première rencontre avec Julos a eu lieu au mi-temps des années soixante, dans la salle d’armes du Château-Fort d’Ecaussinnes d’Enghien. L’artiste y donnait un récital qu’il ouvrait d’un poème de Max Elskamp : « Ô Claire Suzanne Adolphine/ ô ma mère des Ecaussinnes/ à présent si loin qui dormez… » (…) Julos Beaucarne est un poète. Il appartient de plain-pied à la littérature. Certes, il a beaucoup fait pour escamoter cette vérité derrière les facéties avec lesquelles il enchante son public dès qu’il entre en scène et que dans le faisceau du projecteur il donne à la lumière l’éventail d’un arc en ciel ou le rouge flamboyant d’une tunique de coton. Certes, il s’est employé à nous faire croire que le rire et l’espièglerie étaient sa vraie nature : c’est là l’élégance d’un homme à l’écoute de l’autre. Bien sûr, il déstabilise  les beaux esprits guindés en se lançant dans des récits en wallon de Scaussène, qu’il manie avec une drôlerie inénarrable. On ne parvient plus à distinguer ce qui est authentique patois d’Ecaussinnes de ce que Julos en a fait à force de triturer le lexique et de l’inscrire dans une véritable mythologie cosmogonique. Ne nous disait-il pas lors d’une interview, faussement scandalisé : « J’ai dit qu’Adam et Ève étaient Écaussinnois, ce qui n’a pas été vérifié malheureusement pour les anthropologues. On a fait des fouilles chez nous, à Écaussinnes, on a découvert deux squelettes sans nombril. Vous n’êtes pas sans savoir cela, vous qui êtes Écaussinnois. Sans nombril !…cela veut dire que c’était bien Adam et Ève et qu’ils étaient Écaussinnois ! Évidemment, personne n’en parle.  C’est toujours pareil ! » De quoi est faite la poésie si ce n’est d’une langue réinventée à chaque ligne, d’un regard sensible sur ce qui nous constitue, devenus meilleurs ou plus sensibles dans ces moments de grâce où nous lisons ou écoutons les textes qui semblent avoir été écrits pour nous, pour nous seul, pour chacun de nous ? Il n’est pas le lieu ici de formaliser davantage ce qu’est la Poésie. Il suffit de vivre ces instants irréels où un texte nous dit bien davantage que ce qu’il donne à entendre de prime abord, nous émeut au-delà de toute objectivité et réalité. Julos Beaucarne est poète, créateur de sa propre poésie, unique et singulière. Il est ambassadeur de la poésie des autres, celles et ceux qu’il a inscrits à son répertoire et qu’il nous donne à écouter à travers sa voix, sa gestuelle, ses regards et ses silences. Les poètes qui s’invitent sur scène à côté de Julos, se laissent bercer par les compositions d’Etienne Gilbert et d’autres musiciens qui l’ont accompagné au fil des années. » (Extrait de « L’article » , Julos ou la poésie comme royaume, Editions Lamiroy )

En 2009, j’avais eu ce bonheur intense de l’enregistrer en interview radio. Il venait de publier une anthologie de ses chansons et nous évoquions ce livre intitulé Mon petit royaume, chansons de 1964 à l’an 09. Je ré-écoute cette voix qui chante même en prose et que j’ai publiée sur youtube.

Rencontre avec Julos en 2009

Un article de 2009 à propos de Mon petit Royaume (Editions Louise Hélène France, 2009):

 » Rencontrer Julos, c’est comme partir en voyage…avec lui, aller vers le voisin immédiat, ou l’ami lointain, aller dans le passé et se projeter dans les utopies de demain, vivre le présent en écrivant… Il les appelle les « trois frères ennemis » : passé présent et avenir (« Ils sont partis les souvenirs »). Je lui ai proposé de parcourir un bout de ce chemin de textes, en parcourant aux étapes, comme un guide « mi-chemin », le recueil de ses textes où le lecteur peut aller faire sa cueillette de poésie, de lumière de 1964 à l’an neuf…2009… Julos comme tous les grands artistes est un homme à l’écoute, aux aguets de l’air du temps. Il n’épargne pas sa révolte, il la transforme en chansons ou en textes dits. L’écriture est, pour lui,le métier sur lequel cet artisan de l’humanisme remet quotidiennement son ouvrage. Il a la voix douce, mais c’est pour qu’on l’écoute mieux. Son dernier livre , « Mon Petit Royaume », ce sont des univers à chaque page, à chaque ligne. C’est une invitation à franchir le seuil de la poésie de ce grand monsieur de l’écriture.

Dans un de ses poèmes (« Je rêve d’un concert »), il écrit :
« je rêve de passer ma vie
à aller rendre visite à tout un chacun
chez lui, à l’écouter »

C’est ce que nous avons fait, un mercredi après-midi, chez lui à Tourinnes. Le matin, Julos était encore à Paris où il avait enregistré une chanson pour un CD de Gilles Vigneault. Il évoque à cette occasion le disque Ils chantent Julos Beaucarne sur lequel se mêlent les voix de Nougaro, de Dunker, de Pauline Julien, de José Van Damme et d’autres encore qui interprètent l’enfant d’Ecaussinnes. Ecoutez Claude Nougaro lire « La lettre ouverte » que Julos écrivit au lendemain de l’assassinat de Loulou, en 1975, à la Chandeleur, cette année-là, où « la terre a mis son drapeau noir », celle où « le vent a balayé la vie de sa toute belle, loulou… »… Il nous parle de ce voyage-là, de ce voyage dans l’extrême, de cette échappée de l’anéantissement, où sont nés les mots d’une lettre que personne ne peut oublier.
Mais on a commencé le voyage par un lieu, Ecaussinnes, une géographie : celle du Hainaut, de la musique de la langue wallonne, Ecaussinnes dont Julos dit : « dans mon cœur t’es plus grande que l’océan… » 
Mais le voyage ce sont aussi des lointains que les mots nous chantent, avec des blizzards
« Faut-il partir pour le polaire/Horizon et rapporter/Le saxifrage du Spitzberg/Dans du papier glacé » ou avec le Mistral…
Le voyage c’est aussi la Provence…
« il y eut un temps/où je faisais prendre/l’air à mes chansons/en Provence »
Julos nous raconte ce temps-là où il chantait « devant de vieux murs des histoires d’aujourd’hui et d’hier »

Au fil des pages de ce très émouvant recueil alternent les textes et les photos, les poèmes et les chansons, les pochettes de disque et les dessins.

Une chanson c’est aussi un voyage…
« Moi mes chansons, elles voyagent / ce sont des enfants en voyage/qui de moi se ressouviendraient »

Et le voyage ce sont aussi les poètes…Dans l’album « Poésies du monde » se côtoient
Victor Hugo, René Guy Cadou, Gustave Nadaud, Madeleine Ley, Baudelaire,Nazim Hikmet,Raoul Duguay,Charles Péguy,Paul Verlaine, Eluard, Carco,Shakespeare, Charles Cros, Francis Jammes, Claudel, Musset, Apollinaire, René Char, Ramuz… Ouvrez ce livre à n’importe quelle page. Le hasard fait toujours bien les choses quand il musarde parmi les 600 qui constituent le livre. Il n’y en a pas une qui ne soit enchantement.

Et puis, lorsque les yeux se lassent, glissez un cd dans le lecteur : « Le jaseur boréal », c’est le plus récent. Il parle d’un oiseau migrateur habitant dans la taïga… Le voyage est incessant qui nous ramène à nous, au bout du chemin. (Jean Jauniaux, mai 2009)

Adieu Julos! J’écoute cette chanson en terminant cet hommageet avant de relire cette poésie que tu incarnes à jamais :La mort fait voyager son monde/ Tu vas plus vite que le son/ T’es partout sur la terre ronde/(…) (Chanson pour Loulou, Julos Beaucarne, Chandeleur septante Cinq )